La défonce c’est pour pas devenir dingue
Ce sont ces mots qui vous accueillent.
En lettres baveuses au-dessus de
l’entrée de l’immeuble, couleurs délavées sur fond de béton gris.
Victor pense : j’serais jamais vraiment un junkie, c’est juste que si j’me défonce pas maintenant, j’vais devenir cinglé.
L’immeuble recouvert de tags et graffitis du rez de chaussé à l’étage.
L’intérieur est un livre de phrases déconnectées les unes des autres.
Vomissures de lettres partout dans le quartier, murs et sols hurlant
des paroles sans voix, testament de pensées hurlantes léguées à des
illettrés. L’immeuble haut d’une bonne dizaine d’étages, Victor grimpe
les cages d’escaliers, junkies mous sur les marches, corps invertébrés
poissant dans la nuit, lueurs gorgées de sang dans des yeux injectés.
Odeurs de cendres froides dans l’air humide, chercher de quoi allumer
un feu une fois arrivé au bon étage. Impossible, le bois a brûlé, plus
de meubles a piller, rien que des murs et du sol et des matelas. Victor
ne brûlera pas son matelas, s’y effondre dessus. Fallait rentrer à la
planque, la nuit en mode éveil et plus de cachets à avaler. Un p’tit
cachet allez, y doit bien en rester un. Poches vides. Devenir cinglé.
Rien qu’un, pas besoin de plus. Tâte le neuro-stimulateur dans ses
mains, le plafond de la planque qui veut lui tomber dessus. Victor,
recroquevillé en chien de fusil, regarde les ombres danser leur vaudou
sur le plafond, attend qu’il s’effondre sur ses os. Poussière grise du
sol dans les reflets de lumière de la rue qui vient lui chatouiller les
narines. Un éternuement et il s’entend hurler : « j’suis pas un putain
de junkie». Rires hystériques en provenance des cages d’escaliers.
Mouvement de l’autre
côté de la planque, amical c’est à espérer, donnez-moi juste un cachet
et j’me tiendrais tranquille. Le son de pas lourds qui traînent sur le
sol dans sa direction. Sid au-dessus de lui, droit et pincé, craquement
d’une veste de cuir.
« Putain Victor… »
Victor exhale une grosse sueur. De la fièvre, c’est ça, ça serait
pourtant si simple de la chasser. La langue pâteuse, voudrait parler
mais a oublié quoi dire.
« …t’es un foutu paradoxe, mec. »
Impact des mots sous son crâne, détonation d’arme à feu, paradoxe, oui, il comprends.
Dire quelque chose, mais quoi, s’il te plait, allez, s’il te plait.
Sid accroupi, regard éteint, secoue les pilules dans sa main.
Doigts
sous tremblote qui s’approchent, saisir la pilule, gober, avalée.
« Tu me dois trois tournées avec celle-là. Va falloir très vite te remettre au taff. »
Hochements de tête pour dire toute sa congratulation.
« Maintenant faut que j’y aille Victor, » Sid, regard penché vers le
neuro-stimulateur continue, « passe pas trop de temps là-dedans, vaut
mieux que tu t’y mettes le plus tôt possible »
Ouais, ouais, ouais, Victor approuve vigoureusement de la tête, Victor
pense : j’vais déjà mieux, j’te laisserai pas tomber, mec.
Sid a déjà quitté la pièce. Victor est content, il sait qu’il est déjà en pleine redescente.
La voix de Sid sous
son crâne : « les gens changent Victor. Ce qu’il y a avec toi, c’est
que t’es resté le même que
quand on avait quinze ans ».
Victor se redresse, s’attend toujours à trouver quelqu’un d’autre que
lui ou Sid à la planque. Personne. Du mal à s’habituer à être seul.
Souvenirs de poitrines et de fentes humides échangées durant de
nombreuses nuits avec la bande de potes. Odeurs de sécrétions vaginales
sur son matelas, libido en plein montée érectile. Où sont tous les
potes bordel. Sid les cherche dans la rue, tout le monde doit un petit
quelque chose à Sid, tous accros à sa came, Sid qui fournit sans que
l’on sache s’il s’agit de biz ou s’il veut tout simplement garder ses
potes auprès de lui encore un peu. Victor pense : Sid serait-il capable
de me buter si je faisais pas le taff en échange des cachets ? Ouais, et
même qu’il serait capable de pire. Une main sur le neuro-stimulateur,
rien qu’une simulation et j’serais moins seul. Même l’envie de baiser
est passagère. Non, non, descendre filer un coup de main à Sid, c’est
ce que tu dois faire.
Le cachet se dissout dans son ventre.
Victor à
mâter le plafond de la planque se dit : j’me sens mieux.
Dehors.
Animaux à deux pattes titubant en direction du son de basses
lourdes dans les locaux du concert.
« Les gens changent… », toute la
bande désintégrée au réveil, Sid et lui seuls survivants de l’amitié
de groupe. Sid qui deale à l’entrée du concert lui adresse un signe de
tête. Tout fier d’avoir tenu sa promesse, Victor est impatient de se
mettre au taff, va voir Sid, repart avec des sachets de pilules.
Laissez-venir à moi les affamés. Pensée taguée dans sa mémoire.
Fragments de vie sous forme de sacs d’os en approche, mains tendues
bien en avant. Ouais, mais attend voir, qu’est ce que toi tu as à
proposer ? La nuit s’annonce bien, les fantômes le quittent un à un
après avoir pris leurs doses, ombres silencieuses s’engouffrant vers le
sous-sol des locaux, guidés par le son des infrabasses, vibrations dans
l’exosquelette pour une presque expérience de vie.
Victor se fourre les
poches de quelques cachets à la barbe de Sid, continue à en glisser
quelques autres dans des mains crasseuses, pas de charlatanisme, pas de
blabla, c’est 100% approuvé et certifié, authentique shoot
d’adrénaline, t’en croira pas tes gonades ma salope.
Puis, Victor
descend les escaliers, sent l’appel des instruments, bleeps mécaniques
saturés comme une machine qui tournerait plus rond. Instincts primaires
toutes voiles dehors, noir, lumière, noir, stroboscopes tout-terrains
pulsant dans son cerveau. Tout autour, forêt de visages fatigués, non
pas vieux mais vieillis, peau creusée sous éclairages alternés, os
saillants, forant pour s’extraire des corps.
Des tracts virevoltent
au-dessus des têtes, se joignent à la danse, mains en l’air, bras
animés de mouvements disloqués, flyers voltigeant, réclamant d’être lus
: les récits et rapports des derniers attentats au Mur d’Enceinte. Tous les
soirs, de nouvelles aventures, de nouvelles explosions, ka-boum, et le
Mur qui ne bronche pas, pousse des ricanements à la face de tout le
quartier. S’il vous plaît, s’il vous plait…arrêtez-les chatouilles…s’il
vous plait.
Les tracts veulent être lus pour prouver qu’ils existent.
Victor sait déjà ce qu’ils ont à dire.
Les affamés des pilules tout
autour de lui, qui l’ont suivit depuis qu’il est entré dans la salle.
Mémoire sélective des accros : tous savent que Victor bosse pour Sid,
sensation d’invincibilité dans ses veines. Personne ne s’attaquera à
Victor parce que personne ne s’attaque à Sid. Sid a un nom et il en a
coulé sous les ponts depuis que Sid a essuyé son dernier affront.
Victor se rejoue les souvenirs de bagarres de Sid, les foules de
spectateurs amassés pour le voir rétamer le futur estropié qui l’a
provoqué. Victor regarde les tracts autour de lui, feuilles libres
voletant en colimaçon, en saisit un, le froisse et le jette.
Face à
lui, scène de musicos baignant dans un écran de fumigène, accords de
guitares faisant écho à la lourde ligne de basse, elle-même survolée
par d’angoissantes nappes de synthé, fracas métalliques de bruits
préenregistrés, puis la batterie, une-deux, une-deux et le rythme
s’élève, crescendo de folie chez les danseurs excités qui sautent sur
leurs pieds, ravageant une énergie qu’ils ne sont même plus censés
avoir.
Les danseurs sautent et retombent sur leurs voisins, coudes bien
évidence pour se faire de la place, danseurs délimitant leur territoire
à coups d’épaules et vas-y que j’te pousse et que j’m’y mets et on
finit par tous s’y foutre ensemble et le sang gicle en cercle au-dessus
des têtes. Puis, redescente sonore, instruments au repos comme des
armes suintant la chair d’ennemis terrassés et les danseurs essuient la
sueur de sur leurs fronts, claquement de mains et cris braillards : on
en redemande, plus, bordel, donnez-en plus. Victor, au milieu de la
foule, une grosse montée de solitude dans les tripes, cherche un visage
connu, quelqu’un n’importe quoi.
Victor pense : hostilité.
Le mot se répète sous son
crâne.
Les accros des cachets s’accrochent à lui, promesses à foison, allez mec, j’ferais n’importe quoi pour toi ! J’suis pas
une putain de tantouze, dit Victor, mais j’serais pas contre une petite
pipe…Et puis non, c’est juste les cachets qui parlent, sa libido en
sursaut cataclysmique, sa queue qui a envie de dévorer du con.
Des
tracts virevoltent autour de lui et lui rappellent l’odeur du corps de
Kristel. Il finit de refourguer les pilules Sidiesques, s’en met encore
un peu de côté, fait quelques pas en arrière, hors de l’amas gigotant
son vide à qui mieux mieux alors que les musicos prennent à nouveau
l’assaut. Trébuche sur des caisses empilées derrière lui. Victor
balance une insulte, se relève, envoi son pied dans les caisses pleines
de…quoi ? des flyers.
Victor pense à voix haute : putain.
Non.
Pas des
flyers.
Des livres.
Des caisses et des caisses de livres entassés les
uns sur les autres.
En saisit un, plisse les yeux pour déchiffrer les mots, imprimés sur des pages en versos de vieux tracts recyclés.
Le titre «Voyageur d’illusions » avec, en dessous, minuscules, les caractères : Révélateurs.
Victor tord le livre dans sa
main.
Evidemment que oui, fallait s’en douter.
La tête qui tourne, le
cerveau qui quitte les locaux du concert, opérant son retour en
arrière.
Victor se laisse faire.
Victor veut se souvenir.
L’odeur de Kristel
revient dans ses narines chaque fois qu’il se souvient.
...
Bababrain