SIAMOISES
La caravane brinquebalait tant bien que mal sur le sentier de sable et
de gravier. Son lourd moteur antédiluvien crachotait sur ses dernières
années, transportant sur son dos un étrange tableau de famille. Maria
et Marion, les deux soeurs siamoises se dévisageaient en chien de
faïence. La cohabitation était difficile ces derniers temps. Elles
entraient précocement dans l'âge ingrat et ne se supportaient plus.
Mickey aurait tant aimé pouvoir les séparer l'une de l'autre, comme des
parents normaux séparent, chacune dans leur chambre, deux soeurs se
chamaillant plus que de raison.
Par moment, les cris et les pleurs étaient si intenses qu'il finissait par ne plus y être attentif . Il avait décrit ces sensations à Olivia comme une
impression d'apnée. Comme si tout, les voix, ses gosses, le monde,
était loin, hors d'atteinte.
Olivia s'envoyait de régulières doses de morphine pour empêcher ses
nerfs de craquer. Maria et Marion n'acceptaient pas sa présence -ce qui
n'était pas pour la gêner, l'idée de jouer à la bonne mère l'aurait
horrifiée. Mickey était un homme largement au-dessus de la moyenne en
ce qui la concernait. Jamais il ne l'avait battue et c'était à peine
s'il la touchait. Elle savait que cela ne durerait pas, qu'il finirait par craquer mais, en ce qui la concernait, dix années
passées à faire le striptease et la pute pour des péquenots d'arrière
zone l'avaient anesthésiée de tout désir.
Une brusque tempête de sable força Mickey à immobiliser la caravane au
milieu des dunes. Il se tourna vers ses filles et leur supplia de
cesser leur vacarme. Celles-ci ne l'entendirent pas.
Elles n'avaient qu'un seul oeil chacune sur le monde extérieur.
L'autre était en permanence fixé sur celui de sa voisine, miroir auquel il était impossible d'échapper.
Mickey dévissa la bouteille de bourbon et s'en envoya une bonne lampée
en travers du gosier. Les bourrasques de sable cognant l'habitacle
avaient réduit toute visibilité à zéro. La lumière du jour ne pénétrait
même plus dans la caravane.
Il n'était encore que dix heures du matin et Mickey aurait pu se croire par une nuit sans lune.
Olivia serra la ceinture autour de son bras et se shoota une nouvelle
dose. Sa nuque partit en arrière se caller sur l'appuie-tête à mesure
qu'elle appuyait sur le piston de la seringue. La montée, cotonneuse,
était immédiate.
Mickey se retourna vers ses mômes:
"On va rester là un petit moment, d'accord, les filles?"
Maria et Marion n''entendirent qu'un brouhaha indistinct, et, dans la pénombre, ne pouvaient se voir que l'une et l'autre.
Mickey effleura la cuisse inerte de sa stripteaseuse, sa frêle créature
qu'il avait rencontré dans le dernier cirque où ils avaient tournés.
Elle avait une sale réputation, une réputation de chienne lubrique, de
garce mensongère et de morphinomane. Mais Mickey n'avait vu en elle
qu'une pauvre fille paumée à laquelle il avait succombé au premier
regard. Depuis qu'Alicia était morte en mettant au monde ses filles
siamoises, Mickey, trop honteux, n'avait plus jamais été en contact
avec une autre présence féminine. Seule Olivia avait été assez
compréhensive envers lui et ils s'étaient enfuis tous les quatre de ce
cirque ambulant.
Mickey n'en était pas certain, mais il lui avait semblé apercevoir dans
son rétroviseur une lointaine tâche de fumée noire qui semblait les
suivre. Le numéro d'Olivia était vital pour la bonne marche pécuniaire
de cet univers de délirium tremens. Sans doute, Monsieur Loyal et la
Direction s'étaient-ils mis à leur poursuite.
Mais avec cette purée de pois dans laquelle ils pataugeaient, ils avaient probablement abandonnés.
Mickey se dit qu'il appréciait Olivia parce qu'elle ne le jugeait pas.
Elle ne cherchait pas d'entourloupes comme toutes ces femmes qui se
moquaient de lui. Avec Olivia, il n'y avait pas à jouer de jeu et il
restait lui même. Le pauvre Mickey. Le père aux siamoises.
Cette fuite, cette fuite loin du monde du cirque dans lequel il était
tombé par dépit lors de la naissance de ses gamines, était l'occasion
inespérée d'une nouvelle chance. Non pas de revenir au monde décent et
convenable des gens normaux, mais de créer son propre univers, un
univers où ils vivraient en sérénité.
Ne restait que le problème de Maria et Marion.
Si seulement elles
pouvaient arrêter de se disputer.
Il fut un temps où il les avaient
trouvées mignonnes. Jamais adorable, mais il avait finit par accepter
leur sort. Ce qui était loin d'être leur cas.
Il les observa longuement se jeter à la figure, combat incessant au
remède unique. Il fallait les séparer. C'était, se dit Mickey, leur
souhait le plus cher.
Il n'avait rien de plus comme outil qu'un vieux couteau de cuisine
émoussé mais, avec une nouvelle gorgée de bourbon, il se mit patiemment
à l'ouvrage. Le sang vint tâcher ses habits et l'habitacle. Il se dit
que cela partirait avec un peu d'huile de coude au nettoyage.
Lorsqu'il en eut finit et que les cris s'éteignirent, Mickey du se résoudre à l'évidence.
Il refusait de sortir par un temps pareil.
Il attendit plusieurs heures que la tempête de sable retombe.
L'odeur des tripes et des boyaux lui piquaient le nez.
Olivia n'avait toujours pas relevé la tête du siège et ses yeux vagues
dévisageaient le plafond d'un air perdu. Mickey s'assoupit, quelques
minutes lui sembla-t-il, et lorsqu'il revint à lui, le soleil brillait
fort, mettant en évidence les rigoles de sang qui avaient gerbé sur les
parois. Il fouilla dans le coffre et dénicha une vieille pelle. Il eut
l'impression de suer tout ce que son corps contenait d'eau lorsqu'il
enterra les deux gamines. Après quoi, il s'accorda une cigarette,
remonta dans la caravane et poursuivit sa route.
Le cirque devait faire de même et il était décidé à ne pas se laisser attraper.
Olivia redressa la tête et se prépara une nouvelle seringue.
> Circus Baba